Je vis dans un bain de fiction ou à peu près. Je regarde des séries, des films et je lis. Livre audio ou livre papier, e-books et BD. Je me laisse généralement porter par le flow, je ne joue pas l’étudiante en lettres, “mmm, y a comme une allitération dans cette phrase on dirait”. “Ciel, une litote !”. Non, je suis plus en mode “ah, qui est le tueur, alors ?” ou “j’aime ce concept, écrivons un article dessus” ou encore “ce personnage est tellement con, ça devrait être interdit par la loi d’être aussi con”. Sans oublier le “tiens, cette histoire m’en inspire une autre” voire “je vais réécrire cette histoire parce que ce que la piste que j’ai entrevue est bien mieux, je trouve”. Et puis il y a les concepts narratifs que je connais et que je reconnais soudain au détour d’une histoire. Jouer avec les concepts narratifs ? Mais oui !
Le fusil de Tchekhov qui reste au mur
J’ai déjà parlé du roman de Slimane-Baptiste Berhoun où il joue très explicitement avec la notion du fusil de Tchekhov. J’avais été assez déroutée par des procédés similaires dans L’origine du mal, un film qui base son suspense sur des triches d’écriture. A un moment, on a droit à une scène un peu gratuite où Louise montre un passage secret à Stéphane dans la maison. Ah ben oui, ok, ça va avoir une importance, Stéphane va fuir par là à un moment. Eeeeeeet non. Cette scène ne servait à rien, si ce n’est illustrer le fait que Louise commençait à faire confiance à Stéphane mais elle aurait pu lui montrer l’argenterie ou un tableau de maître caché dans la maison. Non, un passage secret. De la même façon, dans le film, il y a une insistance suspecte sur un fusil au sous-sol. Vraiment, quand Stéphane visite la maison, le plan est construit de telle façon que le fusil prend une place exagérée dans le cadre. Il y a, par la suite, une anecdote liée à ce fusil. Moi, dans mon siège de cinéma “han han, un fusil de Tchekhov, je connais le truc, camarade”. Sauf que dans l’acte final, le fusil ne servira à rien, il restera sagement accroché au mur.
Un jeu vidéo basé sur le monomythe
Parlons maintenant un peu de BD. Hé oui, j’ai dit que je me mettais à la BD, j’ai pas menti. En furetant à la bibliothèque, j’ai trouvé “Rev”, une BD sur un jeu immersif. Ah tiens, ça pourrait me servir pour mon blog Dystopie. Alors pas tellement, ça va me servir pour ici. Un synopsis assez rapide : Gladis se connecte pour la première fois à Rev, un jeu de “psychosimulation”. De la réalité virtuelle ++ dirons-nous où chaque partie est unique, selon les décisions du joueur. Elle est suivie dans son aventure par Io, un joueur qui choisit de se placer en observateur et guide un peu Gladis, totalement larguée. Pendant qu’ils se promènent entre deux actions de jeu, il lui explique aimer observer les parties des autres joueurs car ça lui permet de vérifier une théorie. Selon lui et d’autres joueurs, Rev suit une évolution narrative fixe directement tirée de la théorie du monomythe.
La BD qui t’explique un concept
Le monomythe ! Le monomythe est la base d’une théorie littéraire de Joseph Campbell dans son essai “le héros aux mille et un visages” qui part du principe que chaque aventure initiatique est la déclinaison d’une même histoire avec un héros qui va évoluer au fur et à mesure des rencontres et péripéties. Karim Debbache (toujours lui, je sais) en parle très bien dans cette vidéo. En lisant Rev, je souris. Je sais de quoi tu parles, je connais. Et je trouve ça assez fou de créer une histoire basée sur le monomythe en l’explicitant très clairement. Après tout, Io n’est-il pas le mentor de Gladis ?
Est-ce que tout le monde sait de quoi on parle ?
Alors évidemment, baser sa fiction sur des concepts narratifs, c’est rigolo mais potentiellement casse-gueule. Je pars du principe que tous les gens qui suivent un tant soit peu le Youtube/Twitch ciné connaissent parfaitement le Fusil de Tchekhov et le monomythe. Et sans doute d’autres concepts dont le foreshadowing, la suspension consentie de l’incrédulité, tout ci, tout ça. On apprécie donc de les croiser, on se dit que l’auteur de l’histoire ne nous prend pas pour des jambons incultes. Mais est-ce que tout le monde connaît vraiment ces concepts ? Si je prends mes potes qui ne regardent pas Youtube/Twitch, ont-ils eu l’occasion de croiser ces concepts ? Aucun jugement de valeur de ma part puisque j’ai découvert ces concepts là et je n’en ai pas entendu parler ailleurs. Essentiellement parce que je ne lis pas la presse ciné ni des livres sur le cinéma ou la littérature. C’est très certainement un tort mais mon temps de veille est limité et j’ai plein de choses à faire. Alors quand le concept littéraire est placé en clin d’oeil, si un lecteur ou deux le rate, c’est pas grave. Mais quand c’est à la base de ton récit ?
Une aide à la compréhension avec le personnage-guide
Alors évidemment dans Rev, Io explique le concept à Gladis qui ne le connaît pas. Car Gladis est 100% le lapin blanc qui nous amène dans un nouvel univers. Comme elle ne le connaît pas plus que nous, Io vient expliciter ce qu’il se passe. Dans le jeu mais aussi sa théorie autour du monomythe, la replaçant dans la progression de Gladis. Pour le coup, l’auteur, Edouard Cour, ne part pas du principe que nous connaissons la théorie et qu’il n’y a pas besoin de l’expliciter. Il la détaille au fur et à mesure de l’avancée de Gladis. Sans cependant parler des rôles annexes comme celui du mentor (lui) ou encore celui du fidèle comparse moins brillant mais fort sympathique (heu… le champignon ?).
Disséminer des explications sans casser le rythme
Cour la joue bien. Il dissémine ses explications au fur et à mesure de l’aventure, sans que ça coupe le rythme ni que ça spoile trop. Parce que donner la culture dont on a besoin à l’audience, c’est parfois un casse-tête assez compliqué. Dans la série turque Shahmaran, il est question de folklore et légendes locales. Je suis, pour ma part, fort inculte en matière de légendes turques, on ne va pas se mentir. Donc pour me donner les concepts dont j’ai besoin, on va me donner un cours. Littéralement. L’héroïne, Sahsu (ça se doit Chassou, je trouve ça parfaitement adorable), est prof à l’université. Prof de psychologie. Elle va nous égrener les éléments dont nous avons besoin. Syndrome du sauveur, la pulsion de sacrifice et la légende de Shahmaran, donc. C’est assez classique comme façon de procéder mais après tout, pourquoi pas ? Ca fonctionne et c’est bien tout ce qu’on demande. Dans d’autres fictions, on va avoir des personnages qui font des recherches. Notamment dans Manifest. Bon, cette série part dans un mysticisme de plus en plus chelou et mélange différentes mythologie mais pour nous guider, nous avons Olive, la fille de Ben, qui fait des recherches dans un tas de bouquins. Quand elle arrive à relier deux points, elle explique à la personne présente de quoi il retourne. Que ce soit son petit ami, un autre étudiant, son frère, son père, sa tante. Elle doit même parler toute seule par moment.
Un truc d’amoureux de narratologie
Bref, je m’éloigne avec mes histoires de mythologie même si narrativement parlant… Jouer avec les concepts narratifs, c’est assez délicieux. Surtout quand c’est explicité et pas juste une triche d’écriture. J’ai trouvé Rev très bon élève sur le sujet et je vous recommande cette BD, même si son design peut étonner. Je suis très fan pour ma part, je vous en remets une couche juste en dessous. Et ça me donne presque envie d’en faire autant… Même si j’ai déjà trop de trucs à écrire et je n’y consacre pas beaucoup de temps en ce moment. Mais c’est parce que j’ai une nouvelle passion, les infographies. Jouer avec les concepts littéraires, mythologiques ou psychologiques est pour le moi le signe de vrais passionnés de narratologie. Et d’ailleurs, à propos de narratologie, dans mon prochain article, je vous parlerai de l’oeuvre ultime d’un amoureux des histoires. Teasing, dis donc.
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