Raconte moi des histoires

Pour bien raconter les histoires, il faut aussi savoir les écouter

Anatomie d’une chute, l’art de sonner juste

Il est des films que tu choisis d’aller voir pour des raisons qui dépassent l’artistique. Suite au discours de Justine Triet à Cannes et l’indignation surjouée des Macronards, j’avais décidé que j’irai voir son film. Bon, une chronique judiciaire, dis comme ça, ça ne me parle pas trop. Quelques temps plus, tard, en allant voir Barbie, je vois une bande-annonce qui me chauffe bien. Genre le procès d’une femme soupçonnée d’avoir tué son mari, des questions de violence dans le couple… Ah mais ça tombe bien, c’est justement Anatomie d’une chute. C’est donc parti et… Oh wouah. 

Anatomie d'une chute

Un drame familial en huis clos

L’histoire. Une étudiante vient interviewer une écrivaine, Sandra, dans son chalet perdu dans la montagne. L’interview tourne court quand Samuel, le mari de Sandra, balance une chanson en boucle avec le son à fond. L’étudiante plié donc bagage et Sandra monte à l’étage tandis que son fils, malvoyant, part en promenade avec son chien. Quand le fils rentre, il découvre, horrifié, le corps de son père au pied du chalet. Accident ou meurtre ? La justice va devoir trancher.

Anatomie d'une chute : meurtre ou accident ?

Au coeur du tribunal

Si vous aimez les films grand spectacle et les effets spéciaux, passez votre chemin. Ici, on est dans un cinéma vérité. Le film va se concentrer sur l’aspect judiciaire puisque l’enquête ne permet pas de décider si la mort de Samuel est accidentelle ou volontaire. Est-il tombé, a-t-il sauté, a-t-il été poussé ? Attention, ce film n’est pas un polar mais bien une chronique judiciaire. Pendant plus de la moitié de son film, Justine Triet nous installe au coeur d’une salle de tribunal. Argumentation, contre-argumentation. Les effets de caméra sont réduits au minimum mais ça marche. Quelques témoignages sont illustrés par des scènes mettant en image le récit qui est fait. La dispute entre Samuel et Sandra, une possible explication du décès… des images que se feraient n’importe qui écoutant les récits qui sont fait à la barre.

Anatomie d'une chute

Un souci de réalisme

Dis comme ça, on pourrait presque se dire que ça s’annonce un peu chiant cette histoire. Qu’à ce niveau-là, autant regarder les séries de chroniques judiciaires des années 80 genre Tribunal ou cas de divorce. Oui, c’est un peu nanard mais les acteurs en roue libre, c’est toujours un peu rigolo. Mais ce qui est brillant, c’est le réalisme de la mise en scène. Le choix juste des mots, des attitudes. Le timing des répliques. Y a des moments, tu oublies que tu es face à des personnages, que c’est fictif. Le ping-pong notamment entre le procureur général, parfaitement insupportable, et la défense. Les effets de manche sont là, évidemment mais tu n’as pas l’impression que les acteurices déclament leur texte. 

Le procureur général dans Anatomie d'une chute

Un enfant crédible

Et puis il y a Daniel. L’enfant du couple, incarné à la perfection par Milo Machado Garner. J’étais persuadée qu’il était réellement malvoyant tellement il joue bien ce rôle-là mais non. Je n’aime pas beaucoup les enfants dans les fictions car je les trouve globalement mal écrits. Trop radicaux dans leurs comportements, des attitudes jamais de leur âge, un phrasé qui pue l’adulte qui imaginerait comment parlerait un enfant. Le truc qui te sort de la fiction parce que t’y crois pas. Là, tu comprends toutes ces réactions, tu n’as jamais l’impression que c’est faux, que ça bugue. 

Milo Machado Garner dans Anatomie d'une chute

Un graal narratif

C’est un graal, pour quiconque veut faire de la fiction, d’arriver à ça. Des personnages qui sonnent juste en permanence. Une fiction si réaliste que tu ne peux que ressentir de l’empathie pour les personnages. Ou de l’antipathie mais une antipathie instinctive, viscérale. Pas une antipathie à base « ton personnage est trop con, qu’il crève, je m’en fous« . Évidemment, Justine Triet a eu une palme d’or donc on n’est pas sur une fiction de projet de fin d’année de lycéens en option cinéma. Mais qu’est-ce que ça fait du bien une fiction qui parvient à générer une émotion en travaillant ses personnages. Des personnages auxquels je crois de A à Z, qui sonnent juste de bout en bout. Anatomie d’une chute a un parti pris hyper casse-gueule sur le papier. Le film nous demande de nous faire un avis sur une situation donnée. On a environ les mêmes outils, les mêmes données que les jurés qui doivent rendre un verdict. Modulo évidemment les scènes plus intimes réalisées dans le foyer de cette famille détruite par un drame. On a vu le corps. Nous avons eu droit à la scène de la musique trop forte empêchant l’interview. On a même vu une scène de meurtre, réelle ou fictive. Ca, ce sera à nous de juger. Car le film nous implique, nous demande de faire un effort. Je vous le dis : on ne saura pas exactement ce qu’il s’est passé. Il faudra choisir son camp. Et ce n’est pas un parti-pris évident.

Anatomie d'une chute, Sandra Huller

Savoir impliquer son audience

Parce que pour avoir un avis sur une histoire, il faut en avoir quelque chose à faire. Et autant vous dire que si c’est compliqué d’impliquer une audience à ce point dans une fiction. Surtout filmique parce que suffit qu’un.e acteur.ice se foire pour casser la suspension consentie de l’incrédulité. Là, par exemple, je viens de finir une série “télénovela coquine” qui était particulièrement malaisante mais qui ne m’a pas impliquée émotionnellement… déjà parce que l’actrice avait l’air de s’en foutre royalement. Comment tu veux que j’ai peur pour elle alors qu’elle est 100% placide face aux aléas de sa propre vie ? Côté Triet, c’est d’autant plus audacieux qu’elle multiplie les très gros plans. T’as une interprétation un peu à côté de la plaque et c’est terminé. Je crois que c’est vraiment ce qui m’a enthousiasmée dans ce film. Tout est juste. Les interprétations, les dialogues, les photos un peu floues et mal cadrées d’un bonheur passé. Même la musique fait partie, en majorité, de la diégèse du film. Le générique d’intro se fait sur un prélude de Chopin qui sonne un peu discordant et on découvre que c’est Daniel qui fait ses gammes. Enfin “faire ses gammes” sur Chopin, pas sûre que ce soit le terme exact. Il y a aussi la musique qui accompagne donc le début du film, le drame en lui-même, une reprise caribéenne d’un titre de Fifty cents. C’est dit dans le film, j’ai zéro culture en Fifty cents. Ca fait dix jours que j’ai vu le film et cette musique est gravée dans mon cerveau, c’est fou. Alors que j’ai écouté plein de trucs depuis.  

Anatomie d'une chute

Une leçon de cinéma

Il faut aller voir Anatomie d’une chute. Je ne suis pas quelqu’un de cinéphile, même si j’essaie de le devenir depuis quelques temps. Malgré tout, les qualités de ce film me sautent au visage. Regarder Anatomie d’une chute, c’est comprendre instinctivement ce qu’est une écriture et une mise en scène réussies. C’est se retrouver à croire à la réalité de personnages. C’est tellement fort que ça te sort presque du film. Le jeu de Milo Machado Garner est si prenant que tu ne peux pas, à un moment, te dire “qu’est-ce qu’il joue bien ce gamin”. Aussi parce qu’il est écrit par quelqu’un qui sait ce qu’est un enfant. Même un enfant mature reste un enfant. Anatomie d’une chute n’est pas un film spectaculaire ou esthétique. C’est juste un film qui sonne juste. Et ça m’emballe à un point que vous n’imaginez pas.

Nina

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