Raconte moi des histoires

Pour bien raconter les histoires, il faut aussi savoir les écouter

Dès qu’elle sort de toi, ta fiction ne t’appartient plus

C’est une idée qui me plaît et que j’avais envie de partager, en mode discussion entre scribouillard.e.s. Quand je commence à imaginer une histoire, j’ai forcément des images qui me viennent. Des lieux, des visages, des poses. Les romans que j’écris existent en version filmique dans ma tête. Ou même en BD car j’imagine beaucoup mon Ofelia en ce moment. Il y avait un roman écrit dans ma prime jeunesse, j’avais une vision très manga des scènes, aussi. Bref, je donne chair à mon histoire. Sauf qu’à partir du moment où quelqu’un va lire mon histoire, mon petit film ne va plus exister tel quel. La personne qui le lit va accoler ses propres images, son propre casting. Dès lors, ta fiction ne t’appartient plus.

Dès qu'elle est livrée, ta fiction ne t'appartient plus

Passion pas trop de description

Je ne suis pas une grande fan des descriptions, tant à lire qu’à écrire. Cependant, il est parfois nécessaire de donner quelques éléments pour ne pas perdre le lecteur. Par exemple, dans mon histoire de Music Orchestra School Academy, les jeunes étudiants se retrouvent à vivre dans une fondation au coeur d’une forêt proche de Philadelphie. Le lapin blanc de l’histoire, c’est Livia, une étudiante italienne qui vient se perfectionner au violoncelle. Oui, évidemment, le violoncelle. Et dans un premier temps, elle n’est guère charmée par les lieux, qu’elle trouve austère. Pour mettre ça en avant, il faut bien que j’appuie un peu sur l’ambiance du lieu. De la même façon, j’ai besoin de préciser quelques détails physiques de certains personnages parce que leur physique est important dans la perception que Livia a d’eux. La directrice est une très belle femme. Clairement une Sharon Stone ou une Charlize Theron. Il y a aussi les (demi) frères et soeurs Van Horetz, Calliope et Richard, que je voulais absolument blonds aux yeux bleus avec fossette au menton pour Richard. Car pour Livia, ils sont des archétypes de la jeunesse dorée américaine. Oui on rappelle que c’est mon soap et donc je suis pas censée faire dans la finesse non plus. Et oui, j’ai nommé un personnage Calliope parce que je suis amoureuse de ce prénom depuis que je l’ai entendu dans The sandman. C’est pour ça que j’ai choisi de ne pas avoir d’enfants mais de créer plein de personnages : pour caler des prénoms que j’aime bien en quantité industrielle. 

Calliope

Personne ne verra ce que j’imagine

Mais j’ai beau décrire dans les détails, personne n’aura 100% la même vision que moi, c’est impossible. Prenez Notre Dame de Paris, le roman avec le plus de description qu’il m’ait été donné de lire, il me semble. Bon ben Victor Hugo ne pourra pas m’empêcher de coller ma vision à son récit. Déjà, ça se passe à Paris et j’ai beau faire l’effort intellectuel de ne pas appliquer stricto senso le Paris du XXe siècle (quand j’ai lu ce roman) sur son récit, forcément, mon Notre Dame aura une gueule un peu différente. Et Hugo ne pourra pas m’empêcher de caler une jeune Penelope Cruz ou sa soeur dans le rôle d’Esmeralda, par exemple. Hugo a livré un récit aux gens, forcément, leur imaginaire modèlent différemment sa fiction. Même s’il parle de lieux existants. Et même si on s’amusait à publier un cast au début du roman. Je pourrais le faire pour Music Orchestra School Academy puisque je le conçois comme un soap. Et dans le rôle de Richard, Paul Walker mais en plus jeune ! La fondatrice, c’est Charlize Theron. Sauf que… Bon, déjà, nombre de mes personnages ne sont pas des acteurices mais des gens que j’ai pu croiser dans ma vie ou des bricolages imaginatifs. Je pourrais tout à fait choisir un acteur ou une actrice existant genre Livia, ce serait Benedetta Porcaroli sauf que ce n’est pas elle que j’imagine.

Gina Lollobrigina dans le rôle d'Esmeralda

On ne canalise pas l’imagination d’un lecteur

Et puis même si je donnais des consignes très précises sur qui me sert de modèle pour mon écrit, rien ne me garantit que le lecteur ou la lectrice me suivra. Peut-être parce qu’en lisant, c’est un autre visage que celui que j’ai choisi qui viendrait se coller. C’est ce que je disais dans mon article sur les représentations. Je ne le fais pas exprès mais dans le rôle de la jolie brunette, j’ai souvent Paget Brewster qui s’impose naturellement à moi. Quand je lisais After, alors que je savais que l’héroïne était blonde et se faisait des anglaises aux friseurs telle Victoria Newman, j’avais le visage de Lea Michelle qui débarquait. Parce que j’avais pas vu Glee à l’époque et je croyais que son personnage était niais de ouf. Donc déjà, je n’ai aucun contrôle sur l’imagination du public qui me lirait. Ensuite, les références se périment vite. Dans 10 ans, se souviendra-t-on encore du visage de Paul Walker ? Pareil, si je dis que mon héros, c’est “Alain Delon jeune”. Vu que ce monsieur est aujourd’hui pas mal vieux, « Alain Delon jeune » recouvre déjà plusieurs réalités mais je suis pas sûre que les lecteurs et lectrices les plus jeunes aient envie d’aller Googler ça. Perso, quand je lis, je lis. Je ne me rajoute pas une recherche documentaire. Et c’est la même sur les lieux. Ton roman se passe à New York. Cool, je connais, j’y suis allée en 2015. Donc si je relisais du Bret Easton Ellis aujourd’hui (non), j’aurais mon New York collé par-dessus le sien. Le sien, c’est celui où le World Trade Center existait, par exemple. 

In New Yooooork

Si la couleur ne compte pas…

Il faut lâcher du lest quand on décide de faire découvrir sa fiction au monde. Oui, au moins. C’est pour ça que j’ai pris le parti de ne pas décrire mes personnages outre mesure si leur physique n’a que peu d’importance dans mon histoire. Par exemple, dans les Enfants d’Ella, je ne précise aucune couleur de peau car on s’en fout. Alors que dans ma tête, une des protagonistes principales est asiatique mais ce n’est pas important. Si vous imaginez cette personne blonde, noire, arabe ou ce que vous voulez, ça ne changera rien au récit. De même, l’héroïne principale a les cheveux bleus parce que j’aime bien ça. C’est juste pour un look un peu BD mais en vrai, vous pouvez mettre la couleur de peau que vous voulez avec, imaginer ses cheveux bleus en mode long, court, tresses… A partir du moment où une personne ouvre un livre pour découvrir l’histoire qui y est narrée, ta fiction ne t’appartient plus. Elle appartient à la personne qui va recréer un film à partir des éléments que tu lui as donnés. 

Une héroïne aux cheveux bleus

Mon imagination donne chair

Et le pouvoir d’imagination du lecteur ou de la lectrice est grand. Je me souviens par exemple de la saga de la Passe-miroir. Je ne sais pas si c’était lié à la façon dont c’était écrit ou quoi mais je l’ai imaginé… en dessin-animé. Vraiment, ça n’a pas de sens mais je l’ai imaginé comme ça, un truc entre un studio Ghibli et le Roi et l’oiseau. C’est comme ça que ça s’est imposé à mon imagination et je n’ai pas pu m’en défaire. Et, curieusement, je crois que c’est ce qui m’a particulièrement fait aimer cette saga. Ai-je dénaturé l’oeuvre de base ? Je ne pense pas. Suis-je à des kilomètres de ce que l’autrice a imaginé en écrivant son récit ? Certainement mais à partir du moment où je l’ai lu, j’ai possédé cette oeuvre. J’ai donné chair à une Ophélie.

Le Roi et l'oiseau

Adaptation et transformations physiques

Et on atterrit sur la question des adaptations et des représentations. Quand tu écris un roman, tu as forcément une vision très précise de tes personnages. Tu vas peut-être partager ta vision à travers de longues descriptions très riches en détail. Cependant, ta fiction ne t’appartient plus à partir du moment qu’elle est publique et on peut prêter n’importe quel trait à ton personnage, même si ça ne correspond pas à la description. Tant que ça ne heurte pas la cohérence de l’univers initial, j’entends. Si tu racontes une histoire où il y a des questions raciales, ça va être compliqué d’appliquer un swap-color. Par contre, dans un univers un peu plus libre… Genre les chroniques de Bridgerton. Alors oui, la Reine Charlotte a vraiment existé et elle n’était pas Noire. A priori. Cependant, je pense qu’il ne sera pas compliqué de noter que Bridgerton ne se positionne pas vraiment comme une série rigoureusement historique. Notamment via sa playlist, rigoureusement pas d’époque. Mais même dans les séries plus “rigoureusement” historiques. Ca n’a jamais posé problème à personne qu’Henri VIII en fin de vie soit toujours joué par un John Rhys-Davis toujours bien sexy alors qu’Henry VIII, à la fin de sa vie… Et tant qu’on y est : Ann Boleyn était brune aux yeux marrons, peu de choses à voir avec Nataly Dormer et on nous vend Joss Stone comme un boudin dont ne veut pas le Roi alors qu’elle est un diamant de mignonnerie. 

Joss Stone est Anne de Clèves

Une version par lecteurice

Bref, si vous écrivez un jour un roman qui a suffisamment de succès pour être adapté à l’écran et que l’acteur ou l’actrice choisie ne correspond pas à ce que vous imaginiez… Et bah, c’est le jeu ma pauvre Lucette. Ta fiction ne t’appartient plus et c’est comme ça. Moi, quand j’avais même pas 20 ans, j’ai lu un roman trépidant avec un héros censé déborder de charisme et quand ça a été porté à l’écran, bim, le mec trop magnétique, c’était Tom Hanks. Bon bah pardon mais si je dois partir dans une aventure risquée avec un gars, je choisirais pas Tom Hanks, c’est tout. Ma fiction en tant que lectrice se heurte à une autre vision de cette même fiction. Et sans doute le fait que Tom Hanks était fort bankable à l’époque mais c’est un autre débat. Bref, ta fiction ne t’appartient plus car il en existe une version pour chaque personne qui la découvrira. Et c’est plutôt cool comme idée. Vertigineux mais cool. 

Nina

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